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Hector Mendez, Université de Montpellier.

« La théorie du pouvoir populaire en amérique latine »

Jeudi 26 avril 2012.

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L'Amérique latine est, aujourd'hui, la seule partie du monde où la construction d'une nouvelle société socialiste est encore, ou à nouveau, envisagée. Étrange situation, dans un continent qui fut le premier laboratoire à grande échelle de l'application de politiques néolibérales, de l’interdiction et de l'élimination des partis politiques de gauche, souvent accompagnée de l’élimination physique de ses militants, par des dictatures militaires.

Mais le paradoxe n'est qu'apparent. C’est justement l'interdiction de la contestation politique qui a accéléré le développement de tous genres de mouvements sociaux, locaux, culturels, écologiques, paysans, féministes, indigènes, qui, luttant pour leurs revendications, sont devenus autant de foyers de résistance aux régimes autoritaires. En même temps, la lutte contre les manifestations les plus visibles du néolibéralisme, misère, exploitation accrue des travailleurs, saccage de la nature, expropriation des paysans et des communautés, devenait la cause unificatrice de ces mouvements.

La conjonction de ces luttes s’est traduite par de véritables insurrections populaires contre le personnel politique qui appliquait ces mesures. Partout, au Venezuela, en Équateur, en Bolivie, en Argentine, au Mexique, des présidents, pourtant élus, ont été poussés à abandonner le pouvoir et parfois, comme ce fut le cas en Argentine en 2001, obligés de fuir pour sauver leur vie.

Disons-le d'emblée, ces mouvements populaires restent de nature très hétérogène et leur action est peu souvent le résultat d'une quelconque direction politique unifiée. Parfois, comme c'est le cas des zapatistes au Mexique, ils se proposent explicitement, selon les termes d'Holloway, de « changer le monde sans prendre le pouvoir »[1]. Il n'empêche que leur essor signe un changement d'époque. Ces mouvements font souvent passer les forces populaires d'une logique de défense des droits contestés par le néolibéralisme à une attitude de proposition et de revendication qui déborde souvent les possibilités du système et ouvre sur la perspective de sa transformation globale.

La théorie du pouvoir populaire qui se répand en Amérique latine apparaît ainsi comme une tentative de compréhension de ces expériences pratiques des masses populaires en vue de leur projection vers la liquidation du système du capital et la construction d'une société nouvelle. Cette tentative vise à expliciter les principaux présupposés nouveaux de ces mouvements, mais aussi à récupérer, de façon critique, les traditions et projets révolutionnaires du XIXe et XXe siècle, pour construire avec eux un nouveau système, celui que le Venezuela bolivarien appelle le socialisme du XXIe siècle.

Dans l'exposé de cette théorie, principalement développé par les auteurs argentins, nous commencerons par nous intéresser au principal trait commun de ces mouvements, l'affirmation de la nature sociale du pouvoir. Nous aborderons ensuite le problème de la condition subalterne, pour nous intéresser enfin à l’institutionnalisation du pouvoir populaire.

I. Le Pouvoir populaire comme pouvoir social.

Une précision s'impose d’emblée : l'idée de pouvoir populaire est une idée en pleine élaboration. On peut parler, dans cette mesure, de traits communs à ces expériences mais nullement d’une « théorie » achevée du pouvoir populaire. On peut néanmoins en percevoir l’idée centrale. Pour le pouvoir populaire, la transformation sociale est avant tout une question de pouvoir[2]. Autant il s’agit de pouvoir quand les classes dominantes modèlent la société, autant celui-ci est nécessaire aux classes subalternes pour construire une société nouvelle.

Ainsi Miguel Mazzeo, un des principaux théoriciens argentins du pouvoir populaire, le définit comme :

[…] le processus à travers lequel, les organisations des classes subalternes, dans leur lieux de vie, de travail, d'études, de récréation, etc., se transforment en cellules constituantes d'un pouvoir social alternatif et émancipateur, un pouvoir qui leur permet de gagner des positions, de modifier les équilibres du pouvoir et les rapports de force, et préparer, ainsi, la formation d'un champ contre hégémonique. C’est aussi le fait d'assumer le pouvoir libérateur de ses propres forces et la puissance latente des classes subordonnées, il est praxis et demande par conséquent des adhésions pratiques[3].

Le premier aspect remarquable est donc la tentative de toutes ces expériences de construire, au niveau local ou sectoriel, des instances de pouvoir en rupture avec les médiations des marchés et de l'État. L'objectif de ces instances est double. D’une part il s’agit de donner une relative stabilité aux expériences populaires de réappropriation communautaire des conditions d'existence et, d’autre part, de coordonner et développer une auto organisation nationale et populaire, capable de faire face à l'autorité de l'État. C'est aussi dans ces instances que se créent de nouveaux liens sociaux entre les opprimés et les exploités, création qui est l'objet même de la transformation sociale.

Seules ces organisations sociales (de travailleurs avec ou sans emploi, de quartiers, d’économie solidaire, culturelles, écologiques, etc.) et l'action collective qu'elles développent sont source de pouvoir. Ce pouvoir ne vise pas la domination mais la construction, en tant que sujets, du peuple et des individus qui le composent, ainsi que l'exercice démocratique de l'autorité.

Il s’agit, en somme, pour le pouvoir populaire de construire des espaces où le pouvoir des institutions capitalistes ne puisse pas s'exercer. Des espaces qui, en mettant en échec les appareils idéologiques du système créent une nouvelle subjectivité populaire. Le pouvoir populaire est donc une forme de contre-pouvoir, même si, par moments, il peut s'articuler avec le pouvoir étatique, en utilisant les institutions d'État, pour assurer son propre essor. On peut dire en somme, comme un écho de la souveraineté rousseauiste, que le peuple, ainsi organisé, ne participe pas au pouvoir, il est le pouvoir.

Pour le pouvoir populaire c’est cette auto organisation des masses qui permet à la subjectivité révolutionnaire de transformer leur pratique créatrice en théorie. C’est l’engagement pratique dans la lutte des masses qui est essentiel pour la formation de la conscience. La théorie révolutionnaire vient après. Comme le dit Eagleton :

Quand des hommes et des femmes impliqués dans des formes modestes et locales de résistance politique sont transportés par l'impulsion interne de ces conflits vers une confrontation directe avec le pouvoir de l'État, il est possible que la conscience politique puisse se modifier de manière définitive et irréversible[4].

Le pouvoir populaire est donc un pouvoir social. La philosophie de la libération donne de ce pouvoir une version normative qui explique pourquoi sa légitimité est supérieure à celle du pouvoir politique. Elle part de deux faits anthropologiques fondamentaux : l'être humain est originairement communautaire et tous les êtres humains veulent rester en vie. La raison première de l'existence de la communauté est qu’elle permet de maintenir en vie les individus qui la composent. Cette puissance qui la pousse vers la vie est le fondement du pouvoir. Elle est, dans les termes d’Enrique Dussel « la détermination matérielle fondamentale de la définition du pouvoir politique »[5]. Aucun pouvoir politique légitime ne peut exister sans ce fondement positif, social et éthique.

Cette puissance de la communauté est antérieure à tout pouvoir explicite et à toute domination, elle est la seule instance légitime de la souveraineté, de l'autorité du gouvernement et, en somme, de tout le politique. Ce pouvoir appartient à la communauté, au peuple, et, il ne peut pas être « pris ». Mais, à la différence du pouvoir politique, la puissance du peuple n'implique pas l'obéissance en contrepartie. Elle se limite à obliger le pouvoir politique, par sa résistance ou son organisation en pouvoir d’opposition, à des ajustements stratégiques.

Mais, le pouvoir populaire dans la mesure où il présuppose une vision antagonique de la société, qu’il divise entre peuple et non peuple, ne peut pas ignorer le pouvoir politique. Le pouvoir populaire est forcément en conflit, autant avec le pouvoir implicite, institutionnel, qu’avec celui explicite, politique, des classes dominantes. Dans ce conflit, son premier objectif est d'établir un rapport de forces lui permettant de contrer les actions qui l’empêchent de se constituer en sujet populaire. À terme, son but politique est de devenir hégémonique[6], et restructurer ainsi le champ d'action possible de tout autre pouvoir qui tenterait d'établir ou de rétablir des relations asymétriques de domination.

Mais, l'objectif final du pouvoir populaire est l'émancipation, l'élimination de toute relation de domination. Seul l’opprimé peut se libérer et seul le pouvoir des classes opprimées peut libérer. Leur objectif n'est pas de changer le titulaire de la domination, en la laissant subsister, mais de reconquérir le monde comme leur propre monde. Le pouvoir populaire peut être ainsi défini comme l'organisation matérielle et critique d'une volonté opprimée qui veut échapper à sa situation sans construire pour autant une nouvelle totalité, aussi totalitaire que celle du discours, courant aujourd'hui, « il n'y a pas d'alternative au capitalisme ». La totalisation que prétend le pouvoir populaire est non totalitaire. Elle n'est pas uniforme ou éternelle mais, au contraire, accepte la limitation, la distinction, et même sa négation. Elle accepte, comme le disent les zapatistes, que d'autres mondes soient possibles dans le même monde. Elle est la seule conception de la totalité qui permette une démocratie réelle et une liberté véritable.

II. Le sujet populaire. De la condition subalterne à l’autonomie.

Le pouvoir populaire ne se prend pas, il se construit. La méthode de sa construction consiste à relier et projeter vers l’action politique les expériences de socialisme pratique développées par les organisations des classes subalternes, en mettant en évidence le caractère politique de ses conflits quotidiens. Dans ce processus il s’agit toujours de résoudre les contradictions en fonction des intérêts des classes subalternes, en cherchant la restructuration radicale des relations sociales et en exigeant pour cela la participation populaire directe. L'objectif est le dépassement de la domination, à l’origine de la condition subalterne.

C’est la domination (que Gramsci définit dialectiquement comme une relation de forces en conflit permanent) qui détermine les caractéristiques des classes subalternes, éparpillement, agir épisodique, unification faible et souvent provisoire, au point que, comme l'affirme Gramsci, elles souffrent de l'initiative des classes dominantes même quand elles se rebellent[7].

Mais, si la condition subalterne développe toujours des formes de résistance la subjectivité des dominés commence réellement à se transformer quand le conflit devient ouvert, c'est-à-dire quand les dominés contestent pratiquement l'hégémonie des classes dominantes et lui font perdre son efficacité consensuelle. Ils acquièrent ainsi, dans la confrontation, une subjectivité antagoniste. L'antagonisme n’est pas seulement objectif, il explique aussi le niveau subjectif et comment se construisent les sujets dans un contexte conflictuel et d'action contre hégémonique[8].

Cependant, le processus n'est pas simple. Le champ populaire, est hétérogène et contradictoire. L'antagonisme de classe se niche au sein même des opprimés, sous la forme de traits indésirables (racisme, sexisme, xénophobie) qui sont autant d'expressions des conditions politiques, sociales, économiques et culturelles dans lesquelles le peuple se construit. Pour dépasser ces conditions et devenir le sujet de sa propre histoire le pouvoir social du peuple doit se structurer de façon autonome.

Pour qu’on puisse parler d'autonomie des classes subalternes il faut que l'antagonisme atteigne la rupture et la constitution d'un pouvoir alternatif ou parallèle. C'est à ce moment, quand les classes subalternes sont capables de se donner leurs propres règles, sans référence à celles de la domination, quand elles deviennent capables d'avoir une politique autonome, que la constitution d’un nouveau type de relations sociales et d’une nouvelle société deviennent possibles. Autonomie et pouvoir sont étroitement liés dans la mesure où l'autonomie est, par définition, la capacité d'établir des normes et de se détacher des relations de subordination. Elle suppose donc, implicitement, le pouvoir de le faire.

Contrairement aux conceptions populistes, le pouvoir populaire considère que les classes subalternes n’ont aucune affinité significative avec les classes dominantes. Pour lui, aucun projet national commun aux classes dominantes et au peuple n’est concevable. Un tel projet serait, dans le meilleur des cas, une pure illusion et, le plus souvent, une forme de ce que Gramsci appelle la révolution passive. Le peuple a besoin d’une politique autonome pour construire son pouvoir.

Cependant, pour le pouvoir populaire, le concept d’autonomie a une portée qui va bien au-delà de cette idée d’indépendance politique. Dans la perspective d’émancipation qu’est la sienne, l’autonomie apparaît autant comme moyen que comme fin, mais aussi comme processus et préfiguration.

En tant que moyen, elle est le mythe mobilisateur, tel que le concevaient Sorel, Gramsci ou Mariategui, l'horizon utopique, mais aussi un processus réel, celui de l'autonomisation. En tant que fin, elle est le dénouement du processus émancipatoire, le point d'arrivée, le modèle de société autorégulée, la condition / situation d'autodétermination dans laquelle les sujets définissent les normes auxquelles ils se soumettent.

Qu'elle soit référence abstraite ou expérience concrète, c’est l’autonomie qui donne sens au processus réel d’autonomisation, processus permanent et contradictoire d’émancipation. Mais ce processus est loin de l’idée de l’autonomisme qui la conçoit comme une propriété métaphysique du sujet. L’autonomie commence déjà à exister dans le présent, à travers les expériences concrètes qui la préfigurent et qui font exister, matériellement, le processus émancipatoire.

III. Le Pouvoir populaire et ses institutions. Utopie et préfiguration.

La puissance émancipatrice du peuple, forgée dans les conflits, doit être organisée pour devenir un pouvoir réel avec une efficacité empirique, pour devenir, dans la terminologie d’Enrique Dussel, potestas[9]. Pour lui, comme pour la théologie de la libération, l'institutionnalisation du pouvoir est nécessaire et inévitable du fait de la complexité des sociétés modernes. En même temps, l'institutionnalisation est le danger à l'origine de toutes les injustices et dominations. Ainsi, la forme qu’elle prendra déterminera si la puissance du peuple se transformera en pouvoir populaire ou si elle restera ou retombera dans la domination.

Le pouvoir populaire se propose de créer une vie sociale à l'écart des rapports du capital et de la valeur de change, de liquider définitivement l'aliénation, de changer le fond même des rapports sociaux et non simplement les institutions. Il ne peut donc accepter que son institutionnalisation aille à l'encontre de son objectif principal, l'abolition de toute domination. Il lui faut alors, réinventer la politique à partir du social, une politique qui soit subordonnée aux organisations populaires, seules capables de développer un ordre social alternatif. Les organisations de base du pouvoir populaire, qui définissent le sens même du changement social, ne peuvent pas abandonner leur autonomie au profit des forces proprement politiques, et tout particulièrement au profit des partis révolutionnaires.

Or, historiquement, une conception instrumentale des mouvements de masses a prédominé dans les mouvements révolutionnaires, les subordonnant aux partis politiques et considérant les mouvements de masses comme un simple objet de l'action politique. Pour le pouvoir populaire, ce n'est pas acceptable. Ce sont les organisations sociales de base qui doivent diriger les organisations politiques, ce sont elles qui construisent le parti et qui le transforment en instrument de consolidation de leur autonomie, de libération de la puissance d'invention sociale du peuple et de renforcements de leur capacité antagoniste par rapport à l'ordre établi. Dans le pouvoir populaire les masses ne sont pas les « bénéficiaires » d'une action politique extérieure mais directement les exécutants et destinataires de ces actions.

Cette conception de la politique a plusieurs conséquences, la première étant que les masses ne doivent pas être unifiées par homogénéisation de leurs différences au moyen d'une orientation externe venant du champ politique. Elles doivent au contraire préserver leur autonomie et définir ensemble leur articulation. Chaque organisation du peuple devient ainsi un espace autonome dans une structure organisationnelle complexe dont la forme évolue en fonction de son rapport avec d'autres espaces. Dans cette structure complexe, les masses élaborent leur ligne politique commune qui n’est plus la ligne politique « correcte » définie par le parti, mais le point de vue commun qui reflète l'ensemble d'expériences réelles du mouvement populaire.

Il est également clair, pour le pouvoir populaire, que le consensus démocratique ne se construit pas à partir du pouvoir, il se construit entre égaux, entre sujets se reconnaissant mutuellement en tant que tels et dans des espaces ou la distinction dirigeant / dirigé a été abolie. Le pouvoir populaire appelle cela l'horizontalité, composant essentiel de la démocratie directe.

Certes, la pleine horizontalité est utopique et le plein consensus ne sera jamais atteint, mais une telle utopie indique la direction à suivre, d'abord au sein des organisations du peuple, ensuite dans la société tout entière. Les décisions par consensus, la mise en commun du savoir et la rotation des tâches sont la condition de la disparition des différences entre gouvernants et gouvernés, entre décideurs et exécutants, le rempart contre les dérives bureaucratiques et le chemin pour la socialisation du pouvoir.

Le pouvoir populaire n’ignore pas, non plus, le dilemme classique de tout pouvoir révolutionnaire qui propose une transformation sociale. Il est condamné à reproduire la domination s’il emploie, pour cette transformation, les méthodes de la domination. Il ne nie pas pour autant le commandement, mais ce commandement doit être démocratique, dans le sens le plus strict du terme, un pouvoir exercé, en dernier ressort, par le peuple réuni en assemblée. Le pouvoir des représentants ne peut être que dérivé et s'exercer sous le principe de « commander en obéissant » des zapatistes. Le commandement du peuple ne cherche pas à obtenir l'obéissance mais à faire respecter ses décisions et sa parole, et à concrétiser son utopie. Un pouvoir, en somme, qui ne trouve pas en soi-même sa propre finalité.

Mais, si on ne veut pas limiter la démocratie directe à une procédure consistant à donner à toutes les voix la même valeur on doit promouvoir une participation basée sur une égalité effective. L'horizontalité doit signifier aussi des structures qui soient elles-mêmes formatrices et une éducation populaire libératrice. Les classes populaires ne doivent pas avoir seulement une voix, mais la conscience d'être les porteuses des stratégies de transformation sociale.

C’est l'objectif recherché par l’éducation populaire. C'est à elle qu’il revient de détecter et transmettre massivement les valeurs et les éléments politiques alternatifs au capitalisme qui se trouvent dans les pratiques quotidiennes du peuple et de combattre ceux implantés par le système dans la conscience des classes subordonnées. Cette pédagogie populaire, théorisée par le brésilien Paulo Freire[10], est celle qui permettra aux classes populaires de surmonter la fragmentation propre à leur condition subalterne et développer une horizontalité substantielle.

Mais il ne suffit d’établir des principes formels d'organisation tels que l'horizontalité, la démocratie ou l'autonomie, les institutions doivent aussi être modelées en fonction des fins poursuivies. Or, la définition du contenu souhaitable du pouvoir populaire n’est concevable sans une idée de la société alternative possible.

Ainsi, face au réalisme désabusé des gauches « progressistes » qui gouvernent la plupart des pays d'Amérique du Sud, le pouvoir populaire considère qu'on ne peut pas imaginer une transformation sociale fondamentale sans une vision utopique. Une telle vision permet autant la mobilisation des forces sociales que la réflexion sur l'altérité radicale et sur le caractère systémique de la totalité sociale.

Cet utopisme doit être un utopisme « réflexif », tel que le proposait Ernst Bloch[11], un utopisme qui anticipe, par la pensée, à partir de la connaissance de ses tendances objectives, les transformations de la société. Cette anticipation, ancrée dans la réalité, n'est pas une illusion. Elle engage la création d'un espace révolutionnaire dans le monde réel qui préfigure, à petite échelle, la transformation révolutionnaire du réel.

Mais, une telle utopie ne doit pas être assimilée à l’idée régulatrice kantienne. Pour le pouvoir populaire, pour qu’une telle l’utopie devienne une réalité, il faut qu’elle s'inscrive dans un corps concret, dans la chair et la pensée d'une subjectivité politique. Elle est, comme le dit Miguel Mazzeo, « une puissance, existant dans le présent, qui se développe, par l’initiative des sujets collectifs et non par les lois d’un quelconque devenir historique»[12]. Cette synthèse de l'espoir avec la connaissance critique de la réalité et de ses potentialités, l’utopie telle que la conçoit le pouvoir populaire, ne peut exister qu’en rapport aux consciences et aux subjectivités révolutionnaires qui la portent.

Ces subjectivités génèrent leurs propres formes d'organisation, espaces sociaux différents, perfectibles et construits collectivement, qui sont justement le point d’intersection entre l'utopie et le communisme, tel que le définissait Marx, « mouvement réel qui abolit l'état actuel »[13]. Ce sont ces expériences concrètes et non les idées utopiques, qui font exister l’utopie libertaire et, comme dirait Alain Badiou, le « communisme invariant [14]».

Ce que le pouvoir populaire appelle la politique préfigurative est justement cet effort pour concrétiser l'utopie, pour la traduire en formes organisationnelles, en actions et en rapports sociaux correspondant à la nouvelle société désirée.

En Amérique latine cette idée de politique préfigurative n'apparaît pas liée à ses origines anarchistes mais aux deux principales sources d'inspiration théorique du pouvoir populaire, le marxisme gramscien et la théologie de la libération. Pour cette dernière, la préfiguration suppose que le royaume de Dieu comme futur et utopie, existe aussi au présent sous forme d'une éthique. En effet, pour la théologie de la libération et pour le pouvoir populaire, le problème éthique ne peut pas être réduit, comme l'a fait historiquement la gauche traditionnelle, à un pur problème méthodologique. Le souci concret de l'autre, du prochain, ne peut être remplacé par un engagement envers une vérité supposée défendre un autre abstrait, l'humanité. Au contraire, la politique d'émancipation doit être basée sur une éthique radicale d'égalité, de respect et de responsabilité envers les autres concrets.

Pour le marxisme gramscien, le défi d'une politique préfigurative est, à son tour, de traduire l'utopie communiste en réalisations concrètes, en nouvelles formes de pouvoir politique certes, mais aussi économiques, sociales, culturelles et morales. On doit construire, dans les organisations populaires, des formes nouvelles de sociabilité pratique à vocation hégémonique.

Parmi ces réalisations, le pouvoir populaire doit permettre la construction de nouvelles formes de vie économique. Aucune transformation sociale radicale n’est viable sans assurer la survie du peuple et sans être en mesure de présenter des réalisations concrètes  démontrant qu'une autre forme de produire et reproduire la vie sociale est possible. Sinon, l’ordre établi arrivera toujours à se reconstituer.

C’est le défi qui essaye de relever, en Amérique latine, l'économie solidaire, une économie populaire  orientée en même temps par des principes éthiques : valorisation du travail, de la valeur d'usage, des relations solidaires et non compétitives, de solidarité et responsabilité collective dans le travail. À l’économie populaire déjà existante dans les secteurs marginaux de travailleurs sans emploi formel, elle ajoute la production autogestionnaire, le commerce équitable et la consommation responsable. Elle vise ainsi à remplacer la conduite aliénée et passive, induite par les supposées lois objectives de l'économie, par une conduite éthico-politique active, propre à des sujets critiques.

Complétée par une stratégie d'association des producteurs, cette économie solidaire ne doit pas être seulement le refuge contre les exclusions du capital mais la préfiguration d'une économie alternative avec ses propres sujets, produits et régulations, une économie où, dans les termes de Holloway, les masses populaires peuvent retrouver un pouvoir faire socialisé[15].

Conclusion

Il est donc clair, à partir de cette rapide description, que le centre des préoccupations du pouvoir populaire n'est pas la conquête du pouvoir de l'État. Une telle éventualité doit être toujours subordonnée à l'objectif d'émancipation intégrale des classes subalternes. Les relations de domination et d’exploitation ne se nouent pas seulement au niveau politique. Elles doivent sans doute être combattues au niveau politique, mais aussi, à travers un long processus, dans tous les niveaux de la vie sociale.

Par conséquent, contrairement aux courants autonomes d'origine anarchiste, le pouvoir populaire considère que, pour devenir hégémoniques, les classes subalternes doivent s'organiser politiquement de façon permanente et disposer des moyens de se défendre et de transformer la réalité. Cela suppose la constitution d'un outil politique. Mais cet outil politique doit être subordonné aux mouvements de masses. Il doit être, comme le dit Mazzeo, un espace de globalisation et de synthèse des pratiques anticapitalistes, contre hégémoniques, solidaires et projetées vers le socialisme et l'émancipation[16]. L'outil n'est pas le sujet et tout doit être fait pour éviter sa transformation en sujet. Sa fonction politique n’est pas de représenter les classes subalternes mais de les aider à devenir, en créant des espaces pour articuler leurs  luttes, les sujets du pouvoir, de l'économie et la culture.

Dans l'exercice du pouvoir, le pouvoir populaire met toujours l'accent sur l'hégémonie, comprise essentiellement comme un consensus. Ce consensus est pour lui le fondement le plus solide de la suprématie d'une classe devenue dominante. Pourtant, il n'ignore pas que, pendant la transition vers la nouvelle société, cette situation peut avoir besoin d'un appareil de coercition, d'un État, qui puisse être utilisé, si nécessaire. Le pouvoir populaire ne représente pas, par conséquent, une rupture totale avec la tradition révolutionnaire classique, mais une nouvelle synthèse entre anciennes pratiques de lutte, (par exemple le mot piqueteros[17] vient des anciens piquets de grève), et des innovations qui liquident les aspects ankylosés des anciennes pratiques révolutionnaires.

Par contre, le caractère long du processus qu'il propose, suppose l'abandon de toute conception « spectaculaire » de la praxis émancipatrice. Le pouvoir populaire met au contraire l'accent non pas sur une confrontation ouverte, situation en général exceptionnelle, mais sur une infra politique quotidienne. Il conçoit la révolution comme un long processus auto créatif et d’auto éducation des masses populaires ainsi que de construction d’un environnement dans lequel la dissidence politique, qu’elles expriment puisse toujours s'alimenter et prendre sens. On doit respecter le rythme de développement de la conscience populaire, aller au pas du plus lent, comme disent les zapatistes.

Le pouvoir populaire  n'est pas, non plus, un nouveau dogme, applicable indépendamment de la situation concrète, mais l'idée commune surgie de diverses et parfois contradictoires expériences de construction politique et expérimentations, ayant comme horizon l'autonomie intégrale des classes populaires. On pourrait le comprendre plutôt comme un ensemble de processus sociaux ouverts, complexes et multiples, visant la conformation d'espaces publics non étatiques et le développement de logiques différentes contenant potentiellement la négation de la logique mercantile et de celle du pouvoir en place. C’est, en somme, une nouvelle façon de penser le politique.

Le pouvoir populaire souligne aussi le caractère pluriel des sujets engagés dans la transformation, la pluralité du peuple. La classe ouvrière, entendue de façon classique, n'est plus, pour le pouvoir populaire, l'acteur privilégié d'une altérité non capitaliste. Les véritables acteurs du pouvoir social sont un large éventail des mouvements de la société civile. Ces mouvements fonctionnent comme catalyseurs de sa massification et de son implantation territoriale, non pas à travers la diffusion d'une conscience commune unique, mais plutôt  par la complicité des affinités pratiques. Néanmoins, l'articulation des luttes, même si elle s’étend au-delà des périodes électorales, ne sera pas suffisante pour la transformation sociale tant qu'on n'atteindra pas, dans la société, un large consensus sur la nécessité de dépasser le capitalisme comme système économique et social global. Un tel consensus est évidemment le principal objectif politique.

La théorie du pouvoir populaire propose en somme une nouvelle conception de la transformation sociale. Latino-américaine par son origine, elle a, comme par le passé le léninisme (avec lequel elle a, néanmoins, très peu d'affinités), une vocation universelle.

BIBLIOGRAPHIE

Badiou, Alain, et François Balmès. De l’idéologie. F. Maspero, 1976.

Bloch, Ernst, et Françoise Wuilmart. Le principe espérance. Bibliothèque de philosophie. Paris: Gallimard, 1976.

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[1]. John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui. (Paris/Montréal: Syllepse/Luxembourg., 2007).

[2]. Dans un reportage pour le journal La Republica de l’Uruguay du 4 avril 2011, le journaliste demande au président du Venezuela  Hugo Chavez: Comment pensez-vous qu'il est possible de construire le nouveau socialisme, celui du XXIe siècle ? Quelle est la route critique de cette transition ? Il répond : le pouvoir. La route critique est le pouvoir, la démocratie, le pouvoir populaire.« La inesperada revolución  pacífica y plebiscitaria que rompió todos los moldes - LR21.com.uy », s. d., http://www.lr21.com.uy/comunidad/446173-la-inesperada-revolucion-pacifica-y-plebiscitaria-que-rompio-todos-los-moldes.

[3]. Miguel Mazzeo, El sueño de una cosa.(Introduccion al poder popular), 1 vol. (Buenos Aires: Editorial El colectivo, 2006), http://www.editorialelcolectivo.org/ed/index.php?option=com_content&view=article&id=81%3Ael-sueno-de-una-cosa-introduccion-al-poder-popular&Itemid=1. Page 12.

[4]. Terry Eagleton, Ideología. Una introducción., Cultura Libre. (PAIDOS, 1997), p. 168.

[5]. Enrique A. Dussel, 20 tesis de politica, Escuela de cultura popular AC.de la OPC-CLETA en coedicion con el CREFAL.Centro de cooperacion regional para la educacion del adulto en A.L. (Mexico: Siglo XXI Editores, 2006).

[6]. Pour Gramsci, le pouvoir est le produit, et non la source, d'une « hégémonie culturelle » conquise par une classe dominante sur une classe dirigeante. Un pouvoir hégémonique est donc un pouvoir appuyé, essentiellement, sur un large consensus et non sur la coercition.

[7]. Antonio Gramsci, Cuadernos de la carcel. Tomo 2, vol. 2, 6 vol., Edición crítica del Instituto Gramsci. A cargo de Valentino Gerratana. (Mexico: Ediciones Era, 1975). § 14. Page 27. Cfr. Cahier 25. (XXIII), page 16.

[8]. Karl Marx et Friedrich Engels, dans le Manifeste du Parti communiste, (Le livre de poche. Librairie Générale Française, 1973) lient de façon indissoluble antagonisme et conscience. « Il n’y a donc rien d'étonnant à ce que la conscience sociale de tous les siècles, malgré toute multiplicité et toute diversité, se meuve dans certaines formes communes, dans des formes de conscience qui ne se dissolvent complètement qu'avec la disparition totale de l'antagonisme de classe »p. 33. « Mais, il ne néglige à aucun moment, de faire naître chez les ouvriers une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme déclaré de la bourgeoisie et du prolétariat » p.  54.

[9]. E. Dussel, 20 tesis de política. Tesis 2 [2.35].

[10]. Paulo Freire, Pedagogia del oprimido, s. d., http://www.ensayistas.org/critica/liberacion/varios/freire.pdf.

[11]. Ernst Bloch et Françoise Wuilmart, Le principe espérance, Bibliothèque de philosophie (Paris: Gallimard, 1976).

[12]. Mazzeo, El sueño de una cosa.(Introduccion al poder popular). Page 60.

[13]. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande. (MIA, section française., Archive Internet des marxistes, s. d.), , http://www.marxists.org/francais/authors.htm. P. 11.

[14]. Selon l’idée développée par Alain Badiou et François Balmès dans : De l’idéologie (F. Maspero, 1976).

[15]. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui.

[16]. Mazzeo, El sueño de una cosa.(Introducción al poder popular). Page 160. 

[17]. Mouvements autonomes de protestation, au niveau local ou professionnel, basés sur des revendications limitées, souvent aussi à caractère local qui se sont développés en Argentine  lors de l’effondrement du système financier en 2001. Leur méthode privilégiée de lutte est le « piquete », groupe de personnes organisé qui coupe les routes, pendant de longues périodes, pouvant parfois atteindre des semaines ou des mois, jusqu’à obtenir satisfaction.